Simplement correct #4-6 | Frédéric Taddeï doit-il être un journaliste ou un redresseur de torts?

Kid_with_the_press_transDepuis deux semaines, une partie des réseaux sociaux s’écharpent au sujet du fonctionnement de l’émission Ce soir ou jamais (CSOJ), animée depuis ses débuts par Frédéric Taddeï. Il lui est notamment reproché d’inviter des personnalités aux idéologies douteuses et de leur offrir ainsi une tribune (supplémentaire) pour s’adresser au grand public. Je n’ai pas l’intention de revenir ici sur tous les propos qui ont été tenus à ce sujet, mais je voudrais néanmoins m’attarder sur la critique que Caroline Fourest fait de cette émission dans sa chronique hebdomadaire sur France Culture. En effet, elle sort un peu du lot en ce qu’elle pose une question, qui est certes sempiternelle, mais importante et qui est celle du rôle du journaliste arbitrant un débat. Si je suis généralement en accord avec les analyses de l’essayiste-journaliste, cette fois-ci, il m’est vraiment impossible de la suivre. Et j’avoue un certain agacement face à son entêtement à répéter sur Facebook et dans d’autres médias certaines allégations fortement approximatives, pour ne pas dire franchement inexactes. Je vais essayer de prendre un à un ses principaux arguments.

1. Frédéric Taddeï invitent des personnages douteux en tant qu’experts sur des sujets qu’ils ne maîtrisent en réalité pas

Et bien non, Frédéric Taddei n’invite pas des gens comme  Alain Soral, Houria Bouteldja ou Jean Bricmont pour s’exprimer sur tout et n’importe quoi en tant qu’experts. Ou alors, nous n’avons pas vu les mêmes émissions. Ces personnes sont sur le plateau de CSOJ pour débattre de sujets sur lesquels elles s’expriment depuis un bon moment en public et elles ne sont pas présentées comme des expertes en la matière, mais comme des polémistes ou, en tout cas, des parties prenantes à la polémique, ayant réussi à se faire un nom dans ce cadre-là. Etre expert ou être un polémiste connu, ce n’est pas la même chose. On peut être les deux à la fois, mais pas obligatoirement. Et le journaliste-animateur, pas plus que les téléspectateurs, ne me semble faire cette confusion.

2. Frédéric Taddeï laissent les idéologies douteuses s’exprimer en roue libre ou presque

CSOJ n’est vraiment pas et de loin pas un repère de conspirationnistes, antisémites, racistes, sexistes, homophobes et je ne sais quoi. Si Frédéric Taddei a effectivement invité quelques personnages douteux, ce n’est qu’en petit nombre (pas plus de 30 sur plusieurs milliers d’invités) et assez rarement, comparé au nombre total d’émissions qu’il a présentées depuis 2006. La vaste majorité mettent en face à face des gens souvent peu connus du grand public, mais maîtrisant réellement leur sujet, sur des questions d’importance. Mais, il faut reconnaître que sur certains type de problématique, en particulier de celles qui font mousser tout le monde, il semble effectivement préférer inviter des polémistes, qui ne sont pas forcément des experts de la question traitée, mais qui vont s’affronter sans trop de modération, probablement histoire de faire remonter l’audience. Mais, même là, on n’a pas toujours à faire à des extrémistes sulfureux et lorsque c’est le cas, ils sont toujours opposés à des contradicteurs coriaces. La seule exception a été cette fameuse émission du vendredi 10 janvier 2014, lorsqu’il a fait un plateau à part avec Marc-Edouard Nabe, un antisémite notoire et, semble-t-il, le parrain de ses enfants. C’est d’ailleurs cette émission-là qui a relancé violemment cette polémique. Vue la manière dont Frédéric Taddeï s’est fait taper sur les doigts, je doute fort qu’il réitère un tel coup! Ainsi, j’ai l’impression qu’il y a tentative ici d’exagérer vastement l’importance de certaines de ces émissions, histoire de donner l’impression que l’animateur serait effectivement dans cette logique de fausse équivalence: 5 minutes pour les nazis, 5 minutes pour les juifs. Ce n’est de loin pas le cas. En fait, les personnages perçus comme douteux ont un temps de parole bien moindre, si on reprend toutes les émissions de CSOJ depuis 2006, que les personnalités reconnues comme respectables.

3. Frédéric Taddeï refuserait de faire son travail de journaliste en “contextualisant” ses invités

En fait, ici, tout dépend de ce que l’on appelle “contextualiser”. Et Frédéric Taddeï ne dit pas qu’il refuse de replacer ces personnes dans leur contexte, ni de préciser qui elles sont, mais plutôt de contextualiser d’avantage ses invités en posant un jugement de valeur à leur égard. Comme il le dit lui-même avec raison: Ce n’est pas moi, présentateur, qui vais désigner les bons et les méchants. Je suis sur le service public. Or, Caroline Fourest lui reproche justement de ne pas introduire ces personnalités comme des antisémites, racistes, homophobes, bref, des salauds. Excusez-moi du peu, mais quel(le) animateur/trice ou journaliste a jamais présenté ses invités de telle manière??? Certes, on a bien le coup qui consiste à demander à l’invité s’il ne serait quand même pas un tout petit peu raciste, antisémite, homophobe, réac’ sur les bords, bref, un petit connard, mais je n’ai encore jamais entendu aucun d’entre eux acquiescer à cette description et confirmer l’opinion du/de la journaliste-animateur/trice! Ce qui fait que généralement, au bout du compte, on n’est pas bien avancé et c’est alors le/la journaliste qui passe pour un charlatan aux yeux d’une bonne partie du public!

De fait, je me demande si Caroline Fourest ne confond pas ici le rôle de journaliste-animateur/trice de débat et celui de chroniqueur/euse et d’essayiste, qui fait qu’il/elle peut dire à peu près ce qu’il/elle veut des gens qui font l’actualité, d’autant plus facilement que le/la chroniqueur/euse a rarement la personne concernée en face de lui/d’elle. Le/la journaliste ou animateur/animatrice de débat n’est pas là pour poser des jugements de valeurs sur une partie des invités, parce que cela revient à devenir juge et partie. Aucun public un tant soit peu normalement constitué n’accepterait un débat ainsi biaisé et vicié d’office. En effet, comme elle le dit très bien dans sa chronique, le public n’est pas toujours neutre. En réalité, il ne l’est jamais. Chaque personne qui aborde une émission de débat a généralement déjà une opinion plus ou moins complètement formée sur le sujet traité. Voir le/la journaliste-animateur/trice s’en prendre d’entrée de jeu à certains de ses propres invités ne peut que créer un malaise, ou même un rejet de la part des téléspectateurs qui se retrouvent dans les convictions portées par les invités ainsi mis sur la touche! Résultat:  la position défendue par une partie des invités pour lesquels le/la modérateur/trice prendrait ainsi fait et cause deviendrait alors inaudible non seulement auprès de la portion du public qui ne lui était déjà pas acquise, mais aussi aPiscine_videauprès de celle qui était éventuellement convaincue d’avance, mais qui ressentirait alors une espèce de gêne face à ce déséquilibre. Bref, la “contextualisation” qu’exige Caroline Fourest de Frédéric Taddeï, reviendrait purement et simplement à tuer les émissions de débats! Plus personne ne les suivrait et l’idée qui voudrait que les journalistes soient les complices de la pensée unique imposée par le système ne ferait que se renforcer encore plus! Alors que les journalistes font déjà partis des acteurs de la vie publique auxquels les citoyens font le moins confiance, ce serait la meilleure manière de les faire grimper encore plus rapidement sur l’échelle de la défiance du public!

Mise à jour du 3 février 2014

De toute évidence, Caroline Fourest n’a pas l’intention de lâcher le morceau, alors que le débat est pourtant plutôt mal embouché. Dans une interview accordée à Renaud Revel, publiée sur son blog hébergé par l’Express, elle persiste et signe dans ses déclarations sur un Frédéric Taddeï qui aurait invité tant de gens douteux et auraient refusé de les “contextualiser”. Or, comme je l’ai déjà démontré plus haut, le journaliste n’a jamais refusé de contextualiser ses invités, mais ils refusent de les désigner comme des “bons” ou des “méchants”, ce qui n’est définitivement pas pareil, même si cela semble être l’exigence de Caroline Fourest. Alors, je me suis amusée à imaginer ce que pourrait donner une telle contextualisation:

Frédéric Taddeï:

Alors, à ma droite, je vous demande d’accueillir Alain Soral, antisémite reconnu et paranoïaque avéré! Il est notamment l’auteur de « Comprendre l’Empire », chef d’œuvre du conspirationnisme le plus abouti, et le fondateur d’Egalité & Réconciliation, une plateforme de rencontre pour adeptes du complot juif mondial, en mal d’âme sœur! Ses amis de Boulevard Voltaire, autre plateforme de rencontre pour anciens marxistes paumés, le comparent à Soljenitsyn dans les années 60! Comme on dit, heureusement que le ridicule ne tue pas, sinon, y aurait une hécatombe!

A ma gauche, je vous prie d’accueillir Houria Bouteldja, championne toute catégorie des compétitions de victimologie historique, elle s’est particulièrement illustrée par son combat pour les “Indigènes de la République”, non, non, ce ne sont pas les Français “souchiens”, mais les ex-indigènes des ex-colonies françaises….enfin, des descendants devenus français et parfois nés de français….bref, comprenne que pourra! Les causes qui lui tiennent particulièrement à cœur aujourd’hui: combattre cette engeance européo-occidentalo-colonialiste qu’est le mariage homosexuel et les sionistes français aux côtés des frères palestiniens dont les frères des banlieues partagent les mêmes souffrances! De nouveau, comprenne que pourra!

Ça en jette, hein? Je vois d’ici les téléspectateur appuyer frénétiquement sur la zappette pour changer de chaîne en se disant que ce Taddeï est soit un nullard à l’humour complètement naze, soit un sale complice de la pensée unique dominante imposée par des élites bien pensantes et politiquement correctes (ouf! J’ai réussi à tous les placer dans la même phrases)! Alors, je pousse évidemment le bouchon, mais le problème c’est que ni dans cet interview, ni dans ses messages précédents sur Facebook, ni même dans sa première salve dans le Supplément de Canal+, Caroline Fourest ne précise à quoi devrait ressembler cette contextualisation. Elle se contente de continuer à régler des comptes avec le journaliste de Ce soir ou jamais.  Elle en rajoute ainsi une couche en sortant complètement de son contexte une citation des propos de Taddeï, tenus dans l’émission Répliques d’Alain Finkelkraut sur France Culture, il y a 7 ans, au sujet de la place de la culture à la télévision, et rapportés par Pierre Assouline sur son blog: De toute façon, les grands artistes sont des fascistes !” Parce qu’il est vrai que la question de la culture à la TV a tout à voir avec la problématique des dispositifs des débats politiques télévisés et qu’une provocation lancée à la cantonade peut tout à fait permettre de juger de la philosophie du journaliste animateur de l’une des émissions de débat les plus saluées pour la qualité de sa tenue!

Ensuite, elle a une manière intéressante de décrire le dispositif de CSOJ dans le cas où des “antisystèmes” seraient opposés à des personnalités incarnant le système aux yeux de la fachosphère. Apparemment, des gens comme Alain Finkelkraut ou ou Jacques Attali ne suffiraient pas pour élever le débat face à des gaillards comme Alain Soral ou Michel Collon. On ne comprend pas exactement pourquoi. Et surtout, elle ne nous dit pas qui il aurait alors fallu opposer à ces “antisystèmes” ni selon quelles modalités. On comprend plus loin qu’elle reproche aux journalistes de ne “plus” faire le même travail de fond qu’elle dans ses investigations lorsqu’ils organisent des interviews ou des confrontations entre représentants de camps idéologiques opposés. Elle semble même leur reprocher de ne pas être aussi spécialisés qu’elle sur les questions politiques auxquelles se rattachent les personnes qu’ils pensent inviter ou interviewer. Le problème c’est qu’elle n’est spécialisée que dans un domaine: les mouvances extrémistes et uniquement certains types d’extrémismes. Ainsi, par exemple, je ne l’ai jamais vu travailler sur les écologistes extrémistes. Et il y a de bonnes chances qu’elle ne soit pas plus capable que Taddeï ou nombre de ses contempteurs actuels de voir en quoi certains de ces militants posent un réel danger pour la démocratie. Tout simplement parce que les questions des pseudo-sciences et de l’alterscience, qui sont pourtant aussi des enjeux capitaux pour nos démocraties, lui passent probablement complètement au-dessus de la tête.

Des journalistes-animateurs de débat, pour satisfaire à ses critères, devraient se spécialiser dans toutes les questions d’actualité imaginable, ce qui leur est évidemment impossible. La plupart d’entre eux résolvent ce problème en se constituant une sorte de carnet d’adresses de bons clients médiatiques associés à des thèmes précis et auxquels ils se réfèrent dès qu’une problématique en lien avec leur “spécialisation” émerge. C’est ce qui explique que l’on a souvent l’impression de voir les mêmes têtes s’exprimer sur une thématique donnée. Frédéric Taddeï, lui, semble avoir une approche hybride, puisqu’il y a toute une palette de personnalités qu’il invite très régulièrement, et contrairement à ce que prétend Caroline Fourest, ce ne sont pas les plus sulfureux, à moins qu’elle ne juge des gens comme Emmanuel Todd, Jean Quattremer, Jacques Attali, etc., comme des personnages problématiques, et une partie de ses invités qui ne sont intervenus qu’une seule fois ou seulement quelques fois (entre 3-10 fois).

Mais, de toute évidence, aucune de ces deux approches ne satisfait l’essayiste. Le problème est qu’elle ne propose rien de mieux. Elle se contente simplement de se plaindre de s’être fait rentrer dans le cadre par les Inrocks. Or, contrairement à ce qu’elle dit, ce n’est pas par refus de discuter de la question de l’objectivité des journalistes arbitrant des plateaux de débat télévisé, mais parce qu’elle a démarré cette polémique sur des affirmations non seulement limite insultantes (“Je me demande si Frédéric Taddeï ne pense pas que le totalitarisme, c’est de l’art contemporain, en fait”, ce qui, en réalité ne veut strictement rien dire, mais se veut clairement blessant!), mais aussi sur des déclarations on ne peut plus approximatives où le flou le dispute à l’inexact (il inviterait constamment des personnages aux idéologies dangereuses et ne les présenteraient pas correctement ou même leur déroulerait un boulevard). Il est évident que si on démarre un débat sur des bases viciées, le reste ne peut que déraper.

Et c’est dommage, parce que la question de la meilleure manière d’organiser des débats qui permettent aux auditeurs-téléspectateurs de réellement comprendre les idéologies en présence et les enjeux des controverses est effectivement essentielle, surtout à l’heure où les espaces de polémique se multiplient avec le Web. Alors,  si elle veut que ce débat puisse vraiment être mené sur des bases concrètes, y compris avec Frédéric Taddeï, elle ferait mieux de laisser tomber ces attaques ridicules contre lui et de commencer à donner des exemples précis de ce qui clocherait dans son dispositif d’émission et éventuellement dans d’autres émissions de débat. Parce que j’ai du mal à croire que seul CSOJ pose problème dans cette histoire!

2 thoughts on “Simplement correct #4-6 | Frédéric Taddeï doit-il être un journaliste ou un redresseur de torts?

  1. tom says:

    C’est peut-être un peu bête mais lorsque j’ai entendu les propos de C. Fourest, je me suis dit “Aïe, j’espère qu’Ariane Beldi n’est pas de cet avis.” Me voilà rassuré.

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    • Et moi, je me suis dit “Aïe, j’espère que Tom sera de cet avis.” Me voilà aussi rassurée. C’est vrai quoi, je ne voudrais surtout pas vous causer de traumatisme en vous prenant à rebrousse-poil!

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