Sur un fil de la toile #12-1 | Pourquoi je n’ai pas célébré le 1er août, la Fête nationale suisse…

Cervelat

Le cervelas, ingrédient absolument indispensable pour qu’une Fête nationale suisse soit réussie. En tous cas, bien plus que les fanfreluches patriotiques! (Sources: Wikimédia. Crédits: Thétys.)

Pas par manque de patriotisme, en tous cas! Il m’est souvent arrivée de défendre la position du pays dans de multiples débats au cours de ces 20 dernières années. On ne peut donc me reprocher de ne pas l’apprécier et de ne pas faire sa promotion quand je le peux. Je n’irai pas jusqu’à dire que je l’aime. En effet, j’ai un peu du mal à imaginer ce que signifie “aimer” un truc aussi énorme qu’un pays tout entier, même si à l’échelle de la géographie terrestre, il est si minuscule qu’il faut une loupe pour le repérer sur un globe! Surtout qu’il y a pleins de Suisses que je n’aime pas du tout et pour lesquels je ne suis pas sûre que je serais capable de donner ma vie si je devais me retrouver devant un tel choix. Je ne vois pas pourquoi je devrais me sacrifier pour des gens avec qui je n’ai rien d’autre en commun qu’un passeport, et qui vilipendent constamment des gens comme moi. Après tout, y a pas marqué “Mère Teresa” sur mon front! Et même Mère Teresa ne faisait apparemment pas grand-chose gratuitement! Bref, je préfère donc dire que j’apprécie la Suisse, notamment pour ce que cette société m’a donné, mais aussi pour ce que les générations précédentes ont accompli pour la mener à sa situation actuelle, même si tout n’est pas glorieux non plus. Néanmoins, celle-ci attendant aussi quelque-chose de moi en retour, je ne me sens nullement tenue à un patriotisme prêchi-prêcha et au garde-à-vous!  Or, j’estime que les célébrations du 1er août ne permettent pas vraiment de se retrouver en tant qu’État-Nation, ni même de remonter le moral de la population pour se projeter dans un avenir qui nous apparaît plus incertain que jamais. Au contraire, je trouve la symbolique de cette “Fête nationale” complètement vaporeuse, sans consistance, et son instrumentalisation souvent malsaine. Je pense donc que l’on peut très bien se retrouver collectivement autour d’un feu de joie, en tant que nation, sans s’accrocher complaisamment à des chimères historiques qui ne nous mènent nulle part!  Je n’ai rien contre le patriotisme, à condition qu’il ne se fasse pas aveuglement et complaisance irresponsable.

 Alors pourquoi n’ai-je pas célébré le 1er août? Pour les raisons suivantes:

1. Une fête nationale qui ne concerne qu’une petite portion de la population

Cette fête n’est pas vraiment nationale, puisqu’elle se base sur un récit qui ne met en jeu que trois régions de Suisse centrale, celles que l’on appelle aujourd’hui les “cantons primitifs”. Qu’est-ce que les près de 8 millions de Suisses qui ne vivent pas à Uri, Schwytz et Unterwald ont à faire avec cette fameuse rencontre au sommet (de la plaine du Rütli….) de trois représentants de ces régions dont l’histoire n’a même pas retenu les noms? Personnellement, je ne me sens nullement concernée et contrairement à certains, je ne me sens pas non plus particulièrement touchée par des légendes comme celle de Guillaume Tell. Pas plus en tous cas que par celles d’Isis, d’Ulysse ou de Thor! Pour moi, c’est au mieux du bon divertissement, voir une matière à réflexion sur les représentations populaires collectives du monde dans l’histoire des idées.

2. Une célébration qui plaque des valeurs actuelles sur des sociétés médiévales

Les cantons d’Uri, Schwytz et Unterwald n’ont de “primitifs” que le nom. Ils n’étaient ni l’embryon de la Suisse telle que nous la connaissons aujourd’hui, ni même la première manifestation d’une culture helvétique spécifique. Il n’était à l’époque question ni de démocratie, ni de liberté dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui, puisque dominait alors l’ordre féodal caractérisé par des relations de vassalité entre familles seigneuriales ou ecclésiastiques! En effet, même si le fameux Pacte fédéral de 1291 faisait référence à une certaine forme d’autonomie, ce n’est que dans le cadre du Saint Empire Romain Germanique, dont ces régions firent partie jusqu’au Traité de Westphalie en 1648, qui reconnût alors la souveraineté de la Confédération Helvétique en tant qu’entité à part entière!  L’expulsion des “infâmes” baillis (décriés dans la légende de Tell au travers du personnage ignoble de Gessler) ne visait donc pas à assurer une quelconque indépendance de ces territoires, mais bien plutôt un droit d’immédiateté, soit la possibilité de rendre des comptes directement à l’empereur, sans passer par des intermédiaires.

3. Une mémoire collective qui glorifie des faits insignifiants et se ment à elle-même

Généralement, une fête nationale est censée commémorer un événement-clé dans le destin d’un État-Nation et  dans le cas de la Suisse actuelle, à mon sens, la date à retenir est le 12 septembre 1848, soit celle de la signature de la Constitution fédérale qui instaure les bases du fonctionnement politique que nous connaissons encore. Naturellement, ce texte fondateur a été enrichi à de nombreuses occasions, grâce notamment au droit d’initiative obtenu en 1891, et également modifié à deux reprises (1874 et 1991), afin de l’adapter à l’évolution de la société suisse, mais, il est bien plus proche de notre réalité que l’élusif Pacte fédéral de 1291 ou son renouvellement dans le Pacte de Brunnen signé en 1315 par les représentants des mêmes régions, dont on n’a même jamais retrouvé l’original, celui trônant au Musée des Chartes fédérales de Schwytz datant en réalité….de la fin du 19ème siècle! Il ne s’agit en fait que d’une copie d’une copie d’une copie…..l’original, s’il a jamais existé, s’étant complètement perdu.

Or, depuis 120 ans, une bonne part du pays fantasme complètement sur le contenu et la signification de l’alliance supposément signée en ce beau jour du 1er août 1291 entre les trois régions d’Uri-Schwytz-Unterwald, en prétendant que cet accord constituerait la première manifestation historique de la volonté d’indépendance et de neutralité farouche des Helvètes. En réalité, les trois régions ne visaient ni la démocratie, ni la neutralité, puisque deux d’entre elles, Uri et Unterwald, ont pris part à la conquête du Tessin au 15ème et 16ème siècles! Celui-ci fut alors découpé en morceaux, mis sous la tutelle des membres de la Confédération des XIII Cantons, et réduit au statut d’Etat-sujet jusqu’en 1798! Comme modèle de démocratie neutre, on a vu mieux!

4. Inutilité d’un passé fantasmagorique et exclusif pour se projeter dans l’avenir

Et enfin, je ne vois pas l’utilité de célébrer des mythes lorsqu’ils sont instrumentalisés pour remplacer les faits historiques, comme c’est généralement le cas dans les discours patriotiques prononcés à l’occasion du 1er août. Dans ce cas, ils n’ont d’utilité qu’à condition d’ignorer la réalité historique. Or, à mon sens, vouloir prendre appui sur un passé fantasmé pour développer un modèle de moral politique contemporain me semble simplement délétère. En effet, à quoi peut bien servir de prendre appui sur un exemple qui n’a jamais existé? C’est un peu comme de vouloir construire une maison sur du vide. Ainsi, contrairement à ce que clament urbi et orbi nos représentants politiques devant les grillades de cervelas et à la lumière des lampions rouges à croix blanches, la Suisse ne s’est pas construite toute seule dans son coin envers et contre tout, même si c’est ce qu’une partie de nos concitoyens veulent entendre. Elle n’a pas été cet espèce de petit village opiniâtre résistant à toutes les puissances l’assiégeant en se réfugiant derrière ses montagnes.  Des Helvètes médiévaux aux bras noueux ont certes produit quelques hauts faits d’armes à l’importance moyenne pour la géopolitique européenne (Les guerres de Morgarten en 1315 et de Sempach en 1386, par exemple…et encore…pour les historiens, ces batailles peuvent se réduire à des séries d’escarmouches sans grandes conséquences! On est donc loin des glorieux affrontements racontés dans la tradition hagiographique.) A certaines dates (notamment dans l’entre-deux guerres et après la Seconde Guerre Mondiale), la Suisse moderne a pu se prévaloir de brillants négociateurs pour défendre ses intérêts face aux autres acteurs de la scène internationale. Cependant, les principaux jalons historiques de l’évolution du territoire helvétique ont été essentiellement déterminés par les grandes puissances européennes, y compris la pose des bases de la construction du pays tel que nous le connaissons aujourd’hui.  Les historiens et les citoyens qui, comme moi, refusent de fonder leur vision du futur de la Suisse sur un tel imaginaire populaire sont souvent accusés de projeter des valeurs actuelles sur les acteurs des époques antérieures (pour mieux les dénigrer, paraît-il), par ceux qui ont envie de s’accrocher à cette gloriole historique. En réalité, ils font exactement ce qu’ils nous reprochent. Plus exactement, ils plaquent une conception contemporaine idyllique des temps anciens sur le passé historique, refusant de le considérer pour ce qu’il est et préférant un fantasme à la réalité.

Si nous tenons tant que cela à piocher dans le passé pour trouver des modèles à imiter afin de construire l’avenir, alors il suffit de plonger dans les livres d’histoire sérieux! Et encore, je ne pas suis sûre qu’il soit vraiment raisonnable de vouloir ainsi constamment regarder dans le rétroviseur pour aller vers l’avenir. En effet, nous avons alors tendance à chercher des personnalités dont la vie et les actions correspondent à nos valeurs, ce qui mène généralement à des torsions de l’histoire et à leur attribuer notre propre perspective éthique.  Attention! Je ne parle pas non plus d’ignorer le passé, mais plutôt d’éviter d’en faire une branche d’arbre de dernier recours avant la noyade! Il me semble alors évidemment encore plus déraisonnable de vouloir se raccrocher à des chimères hagiographiques pour garder la tête hors de l’eau. Etant illusoires, elles font alors de très mauvaises bouées!

Pour conclure:

Je n’ai donc aucune solution toute faite pour aider nos contemporains à se situer dans la “grande” Histoire. Mais, il me semble qu’une certaine forme de modestie serait la bienvenue. Et par modestie, j’entends de l’humilité face à la complexité du monde dans sa longue durée, pas de l’auto-dénigrement ou de l’auto-flagellation. Simplement, de même que la théorie de l’évolution a en quelques sortes fait descendre l’homme de son piédestal théologique et philosophique, de même une conception scientifique de l’histoire devrait permettre de ramener les événements historiques et la situation des “Nations” à des proportions plus exactes.

Je ne suis pas pour une suppression des mythes historiques et hagiographiques de la transmission de la mémoire collective aux générations suivantes, mais je souhaite que nous les considérions pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des constructions légendaires symboliques dans une perspective moralisante, pas des faits historiques et donc pas des bases sur lesquels construire une politique contemporaine ou d’avenir. Rappeler que le courage, l’audace, le sacrifice de soi au bien commun, l’amour du travail bien fait, etc., sont des valeurs importantes, ne doit pas servir de prétexte pour ré-écrire les faits et réveiller un patriotisme paniqué et sans discernement. En effet, ces valeurs ne sont généralement pas l’exclusivité d’une seule Nation! Aimer son pays ne signifie pas s’aveugler sur ses défauts ou ses casseroles historiques, mais, au contraire, être conscient de ses facettes aussi bien positives que négatives, en restant bienveillant à son égard, sans tomber dans une complaisance aveugle, à l’instar de ces parents-poules qui refusent de voir que leurs adorables chérubins peuvent se transformer en affreux petits monstres urticants une fois hors de la maison. Aimer son pays ne signifie pas non plus l’exclure du reste du monde pour l’installer sur une sorte de pinacle arbitraire au-dessus des autres, mais au contraire garder à l’esprit qu’il appartient à une histoire humaine à laquelle il a participé, mais qui l’a aussi profondément façonné. Et dans le cas de la Suisse, c’est vraiment particulièrement manifeste!

Et par pitié, arrêtons d’être fiers de ce qu’ont fait nos ancêtres (si ce sont bien les nôtres, en plus)! Nous n’y avons en rien contribué, puisque nous n’étions même pas nés! Au mieux, nous en profitons encore aujourd’hui! Et je ne vois pas en quoi nous pourrions tirer le moindre crédit de cette jouissance! Par contre, lorsque ces avantages ont été obtenus de manière déloyale (selon le cadre légal et moral de l’époque), nous avons alors une part de responsabilité si nous refusons de voir la réalité de l’acquisition de ces bienfaits! Et oui, c’est pô juste, mais c’est comme ça!  Soyons fiers de ce que NOUS, en tant qu’individus contemporains, avons fait pour le bien commun du pays, si nous avons accompli quoi que ce soit dans ce sens! Sinon, inutile de plastronner une fierté patriotique usurpée, c’est complètement ridicule et vain!